Emporté par les flots


Elle se pencha pour observer le vide.

L’océan était là, tout en bas de la falaise abrupte.

 

Sa mère lui ordonnait toujours de se reculer du bord. « Fais attention, malheureuse ! Le vent est violent, Sarah, il peut t’emporter d’un coup ! » Son grand frère, lui, la provoquait silencieusement à sauter et nager jusqu’à la plage. « Tu n’oseras jamais, grosse poule mouillée ! Et puis, tu n’aurais sûrement pas la force de remonter à la surface. On raconte qu’un requin géant rôde dans les parages… Il t’attraperait les pieds parce que tu ne nages pas assez vite. Par contre, moi, j’y arriverai sans problème, tu verras, je sauterai un jour ».

Elle avait pris l’habitude de venir s’asseoir à un mètre du bord pour admirer le paysage, mais aussi pour se questionner sur sa vie. Sa petite vie sombre. Elle vivait dans un décor sombre, dans une maisonnette sombre avec une famille sombre et des pensées sombres. Son père était mort un jour de tempête, son bateau avait fait naufrage. Sa mère, depuis, avait peur de tout et ne sortait de la maison que lors de rares occasions. Son frère, quant à lui, était de plus en plus absent pour son travail à l’usine. Il faisait des heures supplémentaires même s’il n’était pas payé davantage. Sarah, elle, prenait le pique-nique que sa mère lui tendait, allait à l’école seule et revenait seule, passait ses weekends à jouer dans la plaine, seule. Le soir, après le repas, elle allait s’asseoir à cette même place, sachant que sa mère l’observait depuis la fenêtre, attentive à ce que sa fille ne commette pas d’imprudence.

 

Ce soir-là avait été différent. Sa mère n’avait pas préparé son pique-nique ni le repas du soir. Elle n’avait pas passé sa tête par la fenêtre. Elle était sortie de chez elle. Elle avait pris le taxi pour aller retrouver son fils, à l’hôpital. Il avait chuté d’une échelle. Le médecin n’avait pas su dire au téléphone s’il saurait à nouveau marcher.


Sarah s'assit donc à sa place habituelle et ses pensées tourbillonnèrent dans son esprit. « Je vais sauter ». Elle avait l’habitude d’être seule, mais n’avait jamais remarqué que sa mère veillait sans cesse sur elle tout de même. Aujourd’hui cette solitude lui pesait. Elle avait comme l’impression que la mer lui souriait et venait combler ce vide dans son cœur. Elle avait envie de ressentir ce froid lui couvrir chaque recoin de sa peau. Elle ressentait aussi l'envie que son frère soit fier d’elle, lui qui ne pourrait peut-être jamais prouver son courage en sautant de cette falaise. Elle souhaitait par dessus tout se prouver à elle-même sa force, qu’elle avait forgée par elle-même au fil de ses journées seule.

 

Elle respira profondément. Avança d’un pas. Hésita. Puis elle pensa à son père. « Papa ». 

Sarah sauta du haut de la falaise.

Le froid fut saisissant. L’étreinte de l’océan fut horrible et magique en même temps. Le requin des profondeurs obscures, sans être présent, lui donna l’adrénaline qui l’aida à nager vers la surface. Les vagues la baladèrent en tous sens. Elle ne distinguait plus par où se situait la plage. Elle nagea dans une direction qui lui semblait la bonne. Elle utilisa toutes ses forces, elle pleura, elle cria, elle toussa. Puis elle atteignit la plage et cria encore, toute la rage qu’elle avait si longtemps tue. Ce chagrin enfoui en elle explosa et ses larmes vinrent se mêler au sable humide. Chacun des sentiments qui l’habitaient était puissant et la poussait à hurler encore plus fort. A bout de force, elle sombra dans un sommeil agité de rêves fous.

 

Plus tard, un policier la réveilla. Sa mère avait été emmenée à l’hôpital,  victime d’un accident vasculaire cérébral provoqué par un trop plein de stress soudain. Mais elle était bien en vie et serait vite remise sur pied. Elle avait eu de la chance. Cependant, son frère en avait eu moins car il était paralysé en dessous du bassin. Elle suivit le policier, chancelante sur ses pieds, le regard vide mais l’esprit empli de nouveaux sentiments et sensations qu’elle n’oublierait jamais.


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