Incertitudes


Les enfants sont couchés, la vaisselle est nettoyée, le linge est étendu, les lampes sont éteintes, le silence est revenu. Et je pleure, seule dans mon grand lit. Je ne sais plus qui je suis. Je ne suis peut-être pas à la place qui me convient dans ce monde de fous… J’ai une impression étrange. Cette impression de courir, constamment. Courir pour préparer les enfants le matin, à en oublier de me préparer moi-même. Courir pour attraper le bus. Courir pour déposer les enfants à l’école. Courir pour attraper un second bus. Courir au cours de français. Courir pour rattraper le niveau de mes collègues de classe, bien plus à l’aise dans la langue que moi-même. Il faut dire que je suis distraite, mes pensées sont trop nombreuses pour me concentrer sur cette grammaire et ce vocabulaire. Les mauvais souvenirs refont souvent surface, cette autre vie que j’ai menée il y a à peine un an…

Je continue à courir, toujours. Courir pour faire des courses, rentrer à la maison, manger, ranger, laver, repasser, frotter… Répondre au téléphone. Je ne saisis pas tous les mots de la directrice de l’école de mon fils aîné… Je crois comprendre qu’il a encore eu des ennuis avec un camarade, il l’a frappé au visage, cette fois-ci. La directrice me convoque pour un rendez-vous à quatorze heures le lendemain. Je bafouille, je lui dis que je ne peux pas, j’ai déjà un autre rendez-vous à cette heure-là… J’entends son étonnement… Comment puis-je être autant occupée ? Je n’ai pourtant pas de travail et mes enfants sont tous les trois à l’école en journée. Je l’entends, j’ai même l’impression qu’elle me le hurle à l’oreille. Mais en réalité elle ne fait que soupirer bruyamment et me propose seize heures à la place. J’accepte, sachant qu’il faudra courir pour avoir un bus qui me conduirait pile à l’heure au second rendez-vous.

 

Le lendemain, je cours au rendez-vous de quatorze heures, où l’assistante sociale me propose une formation en nettoyage. Je pèse le pour et le contre... Je n’ai pas envie de nettoyer encore et encore, mon dos me fait souffrir. Mais la formation est courte et proche de la maison. J’ai besoin de plus d’argent pour vivre correctement. Comment payer le loyer, les factures, la nourriture, les vêtements, les frais scolaires, les frais médicaux, les frais de transport, avec un si petit revenu ? Mais comment faire garder mes enfants le mercredi après-midi ? Je ne sais pas.

L’assistante sociale me propose de postuler en même temps comme vendeuse, le domaine dans lequel j’ai travaillé un court temps dans mon pays d’origine. Je n’ai pas de CV mais elle peut m’aider à en rédiger un. Je la remercie. Elle est douce, à l’inverse de la directrice. Elle parle lentement et reformule souvent. Elle m’affirme que je me suis améliorée en français. J’ai des compétences à valoriser sur le marché de l’emploi, je vais avancer, petit à petit. Ses paroles me réchauffent le cœur, j’en ai les larmes aux yeux. Je me rends compte à quel point j’ai besoin de tendresse, d’être reconnue et complimentée. J’ai besoin de sortir de cette vie qui ne me convient pas. Je veux me poser, arrêter de courir après je ne sais quoi.

Je ne sais pas où je vais et quand je vais pouvoir m’arrêter. Mes enfants ressentent mon stress, ils ne vont pas bien non plus. La preuve. Tout le monde va croire qu’il est mal éduqué, à frapper son copain. Mais je fais pourtant de mon mieux, dans ce monde qui file à toute allure. Je ne sais pas qui je dois être, ce que je peux encore supporter, ce qu'il me faut pour être mieux. Mon monde est fait d'incertitudes. Mais l'on me dit que je vais avancer, petit à petit. Alors j'y crois, et je cours toujours.


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