Jour sombre
[Attention : idées suicidaires]
Vous
l’auriez vu, là, debout dans le hall d’entrée, les yeux rouges, les cernes
mauves, le teint blanc, vous vous seriez dit « celui-là, il n’est sûrement
pas net comme il faut ! » Il m’a annoncé qu’il n’en pouvait plus,
qu’il avait des envies suicidaires, qu’il prenait des médocs, qu’il n’avait
aucune motivation, qu’il ne voulait voir personne… que je devais m’en aller et
le laisser tranquille. Et franchement, je ne savais pas quoi faire… Que dire à
une personne au bout du rouleau ? J’avais eu le malheur de lui demander la
fameuse question habituelle « ça va ? » en arrivant dans
son appartement. Mais tout le monde sait bien qu’à cette question-là, tu
réponds « oui, et toi ? » puis tu la fermes ! Alors j’étais
perdu. Devais-je le laisser seul chez lui ? Retourner à mes occupations
débiles en sachant très bien qu’il risquait de faire une connerie d’un moment à
l’autre ? Non, non. Je ne pouvais pas m’en aller. Et puis quoi encore… Je
tenais à lui, moi ! Mon unique frère !
-
Bon. Je ne sais pas quoi te dire, Jérèm’.
J’étais
toujours trop honnête, moi, dans ma vie.
-
Bah casse-toi alors.
-
Non.
-
Si. T’es chez moi, c’est moi qui décide, alors barre-toi d’ici !
-
Non.
Sérieux,
je ne trouvais rien de mieux à faire que de bêtement répéter « non ».
J’étais nul niveau social, moi ! Qu’est-ce que je foutais ici ?
-
Tu veux que je t’en mette une, Tom ? Tu veux que je t’écrase la
tronche ?
-
Non merci.
Il
en était capable, ce fils de… Non. Cette enflure ! Bon… Dire n’importe
quoi, vite.
-
Allez Jérèm’, on va s’asseoir tranquillos dans ton canapé avec une bonne bière,
et on va se mater Koh Lanta posé, hein ? Bonne idée ou pas ?
-
Va te faire voir, Tom. Si tu veux pas finir au sol le nez cassé, sors de chez
moi tout de suite !
Là
mon cerveau, il a fait « ok, je m’occupe de ce cas désespéré, laisse-moi
faire ! », et j’ai laissé faire.
-
Après ce que tu viens de me dire ? T’es suicidaire ! Et tu voudrais
que je parte sans riposter ? Mais tu te rends compte de ce que tu me
demandes ? Tu te fourres le doigt dans l’œil. Non, je ne partirai pas tant
que toi et ta petite tête, vous ne vous êtes pas mis d’accord sur un avenir
autre que la tombe, ok ?
-
C’est ça, voilà, on a choisi l’incinération. Dégage maintenant !
-
Très drôle frérot. Vas-y, tu m’énerves à la fin ! Je dois faire quoi,
moi ? Appeler les parents ? C’est ça que tu veux ? Ou un
psy ?
-
Tu veux m’aider, hein ? Tu sais ce qui m’aiderait, Tom ? Tu
sais ?
Sa
voix s’était mise à trembler et des larmes se penchaient dangereusement au
dessus de ses paupières. Il serrait les dents en me regardant droit dans les
yeux. Moi je flippais à mort, je transpirais comme un porc.
-
Ce qui m’aiderait, c’est de mourir. Ça, ça me rendrait heureux, parce que je
n’aurais plus à supporter ce monde pourri. Tu peux comprendre, ça ? Non,
bah tant pis. Je te dis que c’est la seule façon pour moi d’être heureux. Alors,
laisse-moi seul. S’il te plaît.
Il
pleurait pour de bon. Et moi aussi. Tous les deux, on chialait à gros sanglots
comme des gosses. Lui parce qu’il voulait crever, moi parce que je ne voulais
pas le perdre.
-
Si tu meurs, je lui ai lâché en me mouchant dans ma manche, tu me rendras
malheureux. Tu veux me rendre malheureux pour ton bonheur à toi ? C’est ça
que tu veux ? Tu ne m’aimes pas ? T’es un gros égoïste ?
-
Non, tu finiras bien par passer à autre chose. On se voit maximum une fois par
mois de toute façon.
-
Chaque fois qu’on se voit, on se marre comme des dingues ! Puis quand on
va chez papa, y a Gaulois qui nous saute dessus quand on arrive. Tu te
rappelles, quand on se passe le frisbee et qu’on rit comme des patates dès
qu’il touche le sol parce que Gaulois essaie de l’attraper avant nous ? Et
quand on danse comme des cruches dans la véranda avec Gaulois, la musique à
fond… On met toujours du Britney Spears parce que c’est trop drôle de l’imiter.
Ou quand on va faire du kayak avec l’oncle Dany et que Gaulois se jette à l’eau
en éclaboussant tout en même temps. Puis ça finit toujours en bataille d’eau.
-
Ils sont si rares, ces bons moments-là…
-
Non, tu oublies les autres, même les minuscules ! Par exemple euh… Lécher
la cuillère pleine de pâte à gâteau au chocolat quand on cuisine… Découvrir le
matin le sol recouvert de neige quand on ouvre les rideaux… Retrouver son lit
douillet le soir après une longue journée… Rêvasser dans le train avec de la
bonne musique dans les oreilles…
-
… Manger un bon MacDo à 23 heures.
-
Ah oui, et prendre une douche bien chaude en hiver !
-
Oui…
Là,
un silence agréable s’est insinué entre nous… On regardait chacun les dernières
larmes de l’autre couler dans le cou. Mais après un temps, il a penché la tête
vers le bas, et a repris le fil de ses idées noires.
-
Si je dois me contenter de ces minuscules instants pour vivre, je ne sais pas
si je pourrai supporter longtemps le reste. Non. Je ne supporte plus les gens,
la ville, les manières de penser, l’air de ce monde…
-
S’il te plaît, réfléchis à tout ce que tu perdrais. Tout ce que nous perdrions.
Réfléchis à ce que la vie t’apporte de positif.
-
Oui, mais tu ne peux pas t’imaginer comme j’y ai déjà réfléchi des jours et des
semaines, à tout ça.
Je
me sentais soudain impuissant. Que dire d’autres pour le faire changer
d’avis ? Je n’étais pas un héros qui avait réponse à tout.
-
Je ne sais pas quoi te dire d’autre…
Sérieusement ?
Nul, je vous dis.
-
Tom… Merci d’être venu. Bonne soirée.
J’ai
baissé les bras. J’ai espéré que soudain il ait envie de vivre encore plein de
bons moments avec moi, avec les gens qu’il aimait et qui l’aimaient. Et je suis
parti.
-Fais
pas de connerie, Jérèm’.
C’est
la dernière chose que je lui ai dit avant de prendre l’ascenseur. Lui, il m’a
simplement fait un petit signe de la tête qui voulait sûrement dire «
t’inquiète pas mon frère, je vivrai aussi longtemps que mamie Renée »… Ou
alors « vas-y, va rejoindre ta belle petite vie confortable pendant que je
me prépare une belle petite mort confortable »… Ah, je ne savais pas ce
que signifiait ce hochement de tête débile ! Je ne comprenais rien. Je me
sentais si nul. J’étais parti. Je ne savais pas ce qu’il allait faire et ce que
je devais faire. Mais je priais tous les dieux du monde pour qu’il reste en
vie.
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