Les Cailloux Bleus


J’ai un crabe dans mon ventre. Il me pince les entrailles, il m’enserre les boyaux, il m’écrase les organes, il m’empêche de vivre normalement.

Ma mère m’a dit de m’en aller, vers d’autres horizons, vers une autre vie. Mais la peur me clouait sur place. Ce crabe allait me ronger encore plus si je m’éloignais de ma mère. Elle ne serait plus là pour me donner de quoi m’apaiser. Sa présence soulageait ce mal-être en moi. Le crabe se taisait quelques instants. Mais elle me disait que j’allais m’en sortir tout seul, que j’allais pouvoir contrôler moi-même mon crabe et qu’un jour il s’échapperait de mon être et me laisserait libre. Et elle me répétait « ce n’est pas en restant sur place à ne pas chercher de meilleure solution que quelque chose va changer ». Il fallait que je quitte mon lieu de vie et que j’en cherche un nouveau… Je devais me chercher.

Elle m’a conseillé de suivre les cailloux bleus pour ne pas me perdre. Ces cailloux au goût de liberté. Et si je ne les trouvais pas ? Elle m’a rassuré « sois curieux de tout ce qui t’entoure et tu verras. Ils sont minuscules, mais si on reste attentif, ils finissent par ressortir du paysage. Tu les emporteras avec toi au fur et à mesure, et ton crabe s’apaisera ».

 

Alors je suis parti.

J’ai paniqué. Je n’ai pas croisé de caillou bleu sur ma route, mon crabe bouillonnait au creux de mon ventre, il hurlait, je hurlais. Il y avait tant de choses à regarder dans ce paysage qui me semblait laid, mon regard s’arrêtait sur des centaines de cailloux gris, râpeux, pourri… Mais aucun n’était bleu. Est-ce que j’observais ce monde de la mauvaise manière ?

Je n’en pouvais plus, je ne savais pas dans quelle direction me rendre, tout se bousculait autour de moi. Le monde tournait et tournait et ma tête tournait et tournait… Les cailloux gris, les cailloux décevants, les cailloux stressants, les cailloux dégoûtants, les cailloux frustrants, les cailloux effrayants…

Je me suis écroulé au sol. J’ai fermé les yeux en me répétant que je m’y prenais de la mauvaise façon et que je n’étais capable de rien, que mon crabe intérieur n’allait jamais me laisser tranquille. Puis j’ai écouté, un doux son me parvenait légèrement. Le son de cailloux qui s’entrechoquent sous mon poids. J’ai tendu ma main et l’ai posée sur le sol caillouteux. Ma main a rencontré des surfaces lisses et j’ai caressé soigneusement ces objets que je m’étais contentée d’observer. J’ai inspiré, lentement. J’ai tenté de sourire pour moi-même, doucement. J’ai remarqué ce besoin de m’arrêter que j’avais accumulé, ce besoin de faire une pause et de respirer. Mon crabe attendait la suite de ma pensée, faisant un peu des coudes pour voir si je réagissais. Les yeux toujours clos, je lui ai dit « tu verras, je vais trouver ces cailloux bleus, je vais bien observer, plus lentement, sans me contenter de mes yeux ».

 

Alors je me suis relevé, face à ce désert de cailloux laids. J’ai pensé à ma mère et je me suis armé d’une grande attention. A cet instant, j’ai vu à mes pieds un minuscule caillou bleu, brillant et lisse. Je me suis penché, l’ai ramassé et je me suis souri à moi-même. Mon crabe a toussoté et s’est coincé dans un coin pour me laisser chercher. Je tenais mon premier caillou bleu. J’étais peut-être capable d’en trouver d’autres. Petit à petit.

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