Le veilleur de nuit


Les cris de madame Laluna me réveillèrent en sursaut. 
Bon sang, j’allais me faire virer à m’endormir comme un gros paresseux sur ma chaise de bureau. Il me fallait un deuxième café. Mais d’abord, madame Laluna, qui n’avait apparemment pas envie de s’arrêter de pousser ces cris horribles… Comme si on la torturait dans son lit… Qu’on lui coupait orteil par orteil au couteau de cuisine… L’horreur. Il devait se passer des choses affreuses dans sa petite tête de mamie. 
Je m’aventurai donc dans le long couloir sombre de l’épaisse bâtisse. J’aperçus au fond, face à la porte menant aux toilettes, une frêle silhouette, debout, immobile. Un frisson me parcourut mais je parvins à garder mon sang froid, plus qu’habitué à ce genre de rencontre.

 

- Je m’occupe de vous tout de suite après ! dis-je sur un ton se voulant le plus naturel possible, mais qui parut sûrement mal assuré.

 

J’entrai dans la chambre de madame Laluna et ouvrit l’interrupteur. Elle était assise, les yeux exorbités, les cheveux mouillés de sueur collant à son front et ses joues. Elle ne me regarda pas et continua à crier à la mort. Je vins poser ma main sur son épaule.

 

- Madame Laluna, ne vous inquiétez plus. Tout va bien. Vous allez réveiller tout le monde, vous savez…

 

Elle remplaça ses hurlements par des gémissements douloureux. Elle se balançait d’avant en arrière, les mains posées sur le haut de son crâne.

 

- Que se passe-t-il madame ? Vous voulez en parler ?

 

- Il ne sait pas…

 

- Oui, continuez… Qui ne sait pas ?

 

- Oui, il ne sait pas qu’il faut revenir…

 

- Ah bon… Vous voulez en dire plus ?

 

- La mort…

 

- Hein ? Qui ?

 

- Aidez-le, il doit savoir. Il faut crier pour lui !

 

Elle s’agitait sur son petit lit et devenait toute rouge.

 

-Calmez-vous madame, je peux l’aider votre pote, là. C’est qui qui doit revenir au juste ?

 

Je fis un petit bon de sursaut lorsqu’elle se remit à hurler de plus belle. « Insupportable, cette bonne femme, décidément… ». Je ne m’imaginais pas essayer de dialoguer encore avec elle. Je sortis donc de la chambre en refermant la porte afin d’étouffer un peu le bruit assourdissant et me dirigeai vers la silhouette immobile au milieu de l’obscurité. Arrivé à sa hauteur, je découvris un visage figé, effrayé comme je n’en avais jamais vu. Je ne le connaissais pas, il devait être un nouveau arrivé dans le centre.

 

-Mon p’tit gars, que faites-vous debout ici à une heure si tardive ?

 

Il secoua légèrement la tête, sans prononcer un mot.

 

- Que se passe-t-il ? Vous avez peur des cris de la dame, c’est ça ?

 

Il hocha la tête et pointa un doigt tremblant dans la direction de la chambre en question.

Je continuai à essayer de le questionner.

 

- Par hasard, vous ne sauriez pas ce qui lui prend, à madame Laluna ?

 

Il me fit non de la tête et se frappa le front avec force. Je lui pris alors le bras pour l’empêcher de se faire du mal et gardai sa main glacée dans la mienne.

 

-Essayez de me dire si vous savez qui je peux aller trouver pour la faire taire…

 

- Je ne… Sais… Pas… dit-il en tremblotant, comme s’il mettait tous les efforts du monde pour articuler.

 

Les cris de madame Laluna redoublèrent de volume et le vieil homme recommença à se frapper la tête.

 

- Bon dieu, c’est pas possible, quelle nuit !

 

-Je ne veux… Veux pas qu’elle…

 

-Qu’elle quoi monsieur ?

 

- Souffre.

 

-Vous pensez que vous pourriez aller la voir, vous ? C’est pas vous qui devez revenir ? Elle parlait peut-être de vous, dans sa chambre…

 

-Je l’aime.

 

Il avait dit ces paroles clairement, comme s’il les avait répétées des centaines de fois dans sa tête avant de les annoncer. Je le pris par les épaules et le forçai à avancer vers la chambre.

 

-Allez mon p’tit monsieur, on va y aller ensemble alors.

 

Il arrêta rapidement de résister et se laissa guider mollement jusqu’à la porte. Lorsqu’on entra et que madame Laluna nous aperçut, elle arrêta net de pousser le moindre son. Je les observai un moment se fixer dans les yeux, leurs yeux d’hiboux effrayés… Il lui tendit la main et elle lui donna la sienne.

 

-Tu es mort ? Revient… dit-elle avec une voix cassée.

 

- Je suis là, articula-t-il alors, tout tremblotant.

 

- Tu étais mort… Aujourd’hui, tu ne m’as pas parlé… Tu étais mort à l’intérieur de toi…

 

- Je suis désolé, Caroline… Il n’y avait plus de savon… Tu comprends ? Je… Je te parlerai tous les jours, promis, Caroline.

 

Je ne savais plus où me mettre entre ces deux énergumènes qui se regardaient amoureusement.

En fait, c’est ça que j’aimais dans mon métier de veilleur de nuit. Chaque nuit, des personnalités uniques me faisaient découvrir d’autres facettes de l’humanité. J’allai me servir un café, les laissant seuls profiter de leur bonheur de savoir l’autre vivant et non souffrant.

Au fait, il ne fallait pas que j’oublie d'aller chercher du nouveau savon dans la réserve avant la fin de mon service.

Commentaires