Que le vent froid m'emporte

 

Un hurlement retentit dans l’immensité des montagnes. C’est le mien, je crois… A vrai dire, je ne suis plus sûr de rien, le rideau de flocons brouille ma vue, la douleur brouille mon cerveau. Mais ce dont je suis sûr, et à mon plus grand malheur, c’est qu’il s’agit bien de ma fille que je tiens dans mes bras, ma toute petite fille, ma beauté, mon ange. Ses lèvres sont mauves, ses yeux fermés, sa peau se rapproche de la couleur de la neige, des larmes séchées se sont transformées en minuscules cristaux de glaces sur ses joues. Une expression crispée s’est figée à tout jamais sur son visage enfantin.

Ce hurlement déchirant me revient en écho de tous côtés, comme des êtres invisibles qui partageraient ma détresse. Et la lune, dans ce décor noir et blanc, éclaire la scène de toute sa cruauté.

 

Je comprends. Je visualise la tragique explication à ce drame. La nuit passée, ma fille s’est vêtue de sa petite robe rouge de communion. Elle en était si fière, elle avait retenu les compliments que je lui avais adressés ce jour de fête. Elle n’a pas pris la peine de se chausser et s’est éclipsée du chalet, profitant de mes ronflements apaisés pour s’enfuir sans bruit. Ses pas l’ont amenée jusqu’ici, au bord de la falaise, là où le vent nous fait nous sentir plus que vivant tant il nous rapproche de la mort. Elle a pris une grande inspiration triomphante et a levé la tête, enfin elle allait pouvoir attirer un peu l’attention de son père. Tremblante de froid, elle s’est couchée en position fœtale et a attendu qu’il vienne la chercher.

Mais je ne suis pas venu à temps.

 

Sans difficulté, je la soulève, la neige accumulée sur son corps frêle tombe à mes pieds comme s’écoulerait le sang de chacune de ses veines. Je l’ai tuée, je le sais. C’est ma faute, et le poids de ma culpabilité semble dépasser celui de la montagne.

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je raté ?

Poussé par une force glaciale, je me mets à courir sur le sentier étroit couvert de blanc, sous ce ciel noir et accusateur. Je dois ramener ma fille dans la chaleur de la maison, je dois l’emmener loin de ce lieu maudit. J’ai toujours été en retard, mais soudain je n’ai plus aucune envie de l’être. Je dois me dépêcher. Je ne veux pas m’avouer que depuis longtemps, il est trop tard.

 

Dans ma course effrénée, une horrible impression nait doucement en moi… L’impression d’être suivi. Oui, je le sens, quelqu’un est bel et bien en train de me suivre. A-t-il assisté au drame ? Et… Sait-il que je n’ai pas toujours écouté les douces paroles de ma toute petite ? Sait-il que j’ai refusé bien des fois d’emmener ma beauté voir ses tantes dans la vallée ? Sait-il que parfois je ne pouvais pas m’empêcher de la gronder pour un rien, juste parce que, au fond de moi, tout était froid et dur comme de la pierre ? Sait-il que je l’ai oubliée quelques fois à l’extérieur de la maison alors que j’avais refermé la porte ?

Je prends peur, soudain. Oui, il sait. Celui qui me suit se rapproche de plus en plus, il veut nous rattraper, ma fille et moi, pour me faire payer. Il veut que mon sang coule, que mon cerveau éclate, que mes larmes débordent, que mes mille morceaux tombent de la falaise. Mon cœur bat à tout rompre, mes pieds s’engourdissent, mes bras ont de plus en plus de mal à soutenir le poids plume de mon ange.

Je hurle à l’homme qui me suit de me laisser tranquille, par tous les Dieux, je lui hurle de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Mais rien ne l’arrête. Il continue de gagner du terrain, jusqu’à me frôler, jusqu’à se confondre avec la pointe de mes talons.

 

Alors, avec ma fille contre mon torse, je me laisse tomber en arrière sur cette surface glacée. Mon ombre projetée par la lune m’a rattrapé et ne me lâchera plus. Mon ombre m’a condamné. Et dans un souffle désespéré, je murmure une prière. Que le vent froid m’emporte.


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