Mystères et popcorn

 

Nous prenons notre temps pour choisir le film, analysant chaque affiche le long du mur du cinéma.

Celui-là, trop flippant. « Oui, mais je serai là pour te rassurer » je lâche maladroitement. Ses joues rondes s’empourprent et ses yeux s’accrochent vite à un autre synopsis de film. Une timide ?

Celui-ci, beaucoup trop triste, on n’est pas là pour déprimer, n’est-ce pas ?

Alors, celui-là ? Petits regards gênés, ouh, peut-être trop… Sensuel… Pas pour un premier film.

Ah, parce qu’il y en aura d’autres ? J’y compte bien, qu’il y en ait d’autres. Cette fille-là semble spéciale. Je n’arrive pas à décrire ce sentiment. Un souffle, une vague, un océan… Je ne sais pas, quelque chose d’unique, de puissant. Une inconnue rencontrée sur internet, aux réponses plus que mystérieuses, une âme triste et romantique. Louve, de son pseudo. Bien plus mignon que mon « Max007 » que je me trimballe depuis des années... J’avais proposé à Louve de sortir ensemble au cinéma, comme ça, sur un coup de folie, un soir vers trois heures du matin, alors que nous partagions joyeusement notre insomnie. La nuit, tout est plus clair, m’avait-elle écrit.

Nous optons donc pour un film de science-fiction qui passe en salle 5 à 22 heures. Je ne me réjouis pas spécialement de le voir, mais après tout, rien ne compte à part sa présence, ses cheveux châtains et ses mystères à déceler.

 

Je paie les billets tandis qu’elle se dirige déjà vers la file de la boutique à friandises. Une gourmande ?

Elle achète un imposant paquet de popcorns sucrés puis nous allons nous installer dans cette immense salle aux fauteuils rouges. Nous choisissons une place en plein milieu du centre. D’un geste gracieux, Louve pose son sac à main, sa veste en jean et son imposant paquet sucré sur le siège, mais elle ne s’assied pas. De sa voix apaisante, elle me demande de l’attendre et de garder ses affaires le temps d’un aller-retour au « pipi-room », pendant les publicités, elle s’en fiche des pubs de toute façon. Je hoche la tête : évidemment que je vais garder ses affaires, je ne vais pas déguerpir sans elle quand même, maintenant que j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec une fille, et avec elle qui plus est ! Elle ne s’était même pas enfuie en courant quand elle m’avait aperçu pour la première fois à l’entrée du cinéma, alors, je me devais de rester bien sagement assis.

Oui, j’ai de la chance ce soir. J’espère que cette chance va se poursuivre... En réalité, je ne la connais pas, cette fille. Louve… Je ne sais même pas son vrai prénom. Elle est peut-être complètement timbrée, ou superficielle, raciste, criminelle, névrosée, menteuse, manipulatrice... Sans prêter attention aux publicités qui défilent à l’écran, je réfléchis, le regard perdu sur son sac à main beige. Un vieux sac qui s’effrite par endroit, qui doit avoir déjà vécu de nombreuses années à l’épaule de cette fille. Cette fille… Qui est-elle ? À qui ai-je réellement affaire ? Le contenu de ce sac me donnerait-il des réponses ? Non, la honte me monte aux joues à la simple pensée de fouiller dans sa vie privée. Regarde ailleurs Max, surtout pas vers ce sac à moitié ouvert. Ailleurs, vite. Il y a peu de monde dans cette salle. À croire que le film est un vrai navet… Personne autour de moi, personne pour me juger… Mon regard revient au sac. Mince, juste un petit coup d’œil, juste pour voir si… Si elle vaut tant la peine. Mais qui serais-je pour la juger sur le contenu de son sac à main ? Bon. Promis, je ne fais que regarder sans juger, juste pour apaiser cette énorme curiosité qui me prend soudain. Je me supplie moi-même de céder à ce caprice débile tandis que mon autre moi me traite de tous les noms. Espèce de voyeur, de pervers, d’égoïste, d’indiscret. Moi un indiscret ? Mais non, juste une seconde.

 

Je n’y tiens plus. Je zieute autour de moi, pas de jolie Louve qui revient des toilettes en vue, ni de témoins, j’ouvre le sac. Mes doigts moites de malaise s’engouffrent à l’intérieur.

Je tombe sur son téléphone, un code m’empêche de dépasser plus de limites. Tant mieux. Faut pas pousser mémé dans les orties.

Un paquet de chewing gum à la fraise. Elle soigne son haleine, c’est un bon point. Max, on avait dit qu’on ne jugeait pas ! Je me reprends.

Une photo d’un chien, un beau chien blanc qui court dans les hautes herbes. Très cliché, mais mignon. Pas de jugement !

Un portefeuille, quelques pièces de monnaie, son abonnement de bus, sa carte d’identité. J’y apprends qu’elle s’appelle Louise Delacharlerie… Mince, ça lui va beaucoup mieux Louve.

Dissimulé par ce bazar, un sac plastique apparait à mes doigts, tout au fond. L’objet qu’il contient fait soudain perler de la sueur sur mes tempes. Non, ce n’est pas ce que je crois... Je le sors du sac en plastique et constate avec effroi que, si, il s’agit bien là d’un révolver. Mais ! Que fabrique-t-elle avec un flingue sur elle ? Je n’en reviens pas, voilà une situation que je n’aurais jamais imaginée en cédant à mon élan d’indiscrétion. Serait-ce un faux ? Je le soupèse, son poids ne fait aucun doute, c’est un vrai de vrai, Jésus Marie Joseph ! Une tueuse ?

Qui pense-t-elle tuer comme ça ? Moi ? A l’arrière du cinéma, à la fin du nanar, quand je crois qu’elle se penche enfin pour m’embrasser, hop, elle sort son arme : adieu Max007, tu n’es pas assez beau pour moi. BAM, une balle dans la tête du pauvre homme, beaucoup trop jeune pour mourir…

Ou bien, compte-t-elle se suicider juste après notre rendez-vous ? Elle se dit que je suis sa dernière chance de survie : si je lui plais, elle m’épouse, si je ne lui plais pas, elle se tue. Gare à ma conscience si je fais une fausse note lors de cette sortie, sa mort me hantera pour le reste de ma vie… Miséricorde, la panique me gagne.

 

Du coin de l’œil, je l’aperçois qui monte les marches à vive allure, pile poil lorsque le film commence.  Aussi vite que je le peux, je replace son sac dans sa position initiale. Ma transpiration me donne les frissons. Brrr, la voilà qui s’installe confortablement sur son siège, un sourire d’ange aux lèvres.

Qu’est-ce que je fiche ici ? Allez Max, détends-toi, tu ne risques rien pour le moment. Je tente de m’affaler sur mon siège comme je le ferais naturellement. Brutalement, mes poings se crispent : elle approche son visage de mon oreille… « Bon film, Max zéro zéro sept ». Oui oui bon film, tu parles !

Le sourire nerveux que je lui rends a dû la gêner, elle me demande, à haute voix cette fois, si je vais bien, je n’ai pas l’air dans mon assiette, je suis pâle comme un cadavre. Ce mot sorti de sa bouche me fait suer encore plus.

Chhhhhhht, entend-on plus haut derrière nous. Je la rassure, tout va bien, juste un peu mal au ventre. Durant la totalité du film, je reste concentré sur l’image sans tourner une seule fois mon cou vers elle. Sait-on jamais qu’elle décèle dans mon regard toute ma culpabilité et ma frousse.

 

Enfin, le générique retentit et les lumières se rallument. Je dois m’échapper d’ici, faire en sorte qu’elle m’oublie. Non Madame Monsieur, moi je n’y suis pour rien dans le meurtre de personne, laissez-moi vivre en paix ! Heureusement, elle détend un peu l’atmosphère en m’étalant une critique constructive du film. Elle lui mettrait six sur dix. Pas un navet, mais presque. Je fais mine d’être en accord total avec son avis. « Ouais, mais carrément, c’est tout à fait ça, c’est clair ! ». Pressé par rien du tout, je m’excuse mille fois de devoir partir si vite, « tu comprends Louve, ma petite sœur m’attend pour le repas… ». À vingt-trois heures passées, bien sûr on y croit, champion !

Elle hausse les épaules : « à plus Max ! » Dans mon esprit, j’entends : « à jamais, trouillard ! »

 

Ça y est, j’ai tout gâché, je ne la reverrai sans doute jamais. Je me suis peut-être fait des histoires complètement absurdes par rapport à ce pistolet. Peut-être qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Elle collectionnait les armes à feu ou allait le jeter juste après, voilà tout ! Je ne suis rien qu’un couillon, un vrai couillon de l’univers galactique !

 

Seul dans mon lit, la lumière éteinte mais les rideaux ouverts, grands ouverts pour ne pas être surpris par une ombre suspecte derrière la tenture… je laisse mon cerveau se remémorer inlassablement cette soirée ratée. Louve et sa timidité adorable. Louve et sa gourmandise touchante. Louve et ses beaux yeux mystérieux... Mystère mon cul ! Louve et son penchant pour les giclées de sang, oui !

Soudain, une autre version possible de l’histoire éclate dans mon esprit d’un grand paf. Et si cette fille collaborait en réalité avec la Police et qu’elle s’apprêtait à leur livrer l’arme du crime d’une victime innocente, tuée par un horrible criminel, recherché depuis des années ? La fameuse arme du crime, sur laquelle il suffirait de prélever les empreintes pour connaitre enfin le visage de cet assassin. Louise Delacharlerie, si fière d’aider à la résolution de l’enquête policière la plus importante de l’année. Et Maxime Legrand, dorénavant suspect numéro un à cause de ses empreintes généreusement déposées partout sur le flingue. Maxime Legrand, recherché par tous les services de Police du pays.

Je vois Louve découvrir mon visage sur les affiches de recherche. Elle se met à trembler et à pleurer. Normal, ça doit faire un choc de se rendre compte qu’on est sorti avec un meurtrier sans le savoir.

Je vois ma mère s’effondrer devant ces accusations à mon égard. « Mon fils ? Mon fils ! » à en avoir une crise cardiaque…

Il n’y a soudain plus assez d’air dans la pièce… et il fait décidément trop sombre ! J’allume la grande lampe et ouvre à fond la fenêtre. Tant pis pour les moustiques. Quand je pense qu’ils sont beaucoup plus criminels que moi. Je suis innocents, moi ! Un ange comparé à ces petits monstres volants ! Il va me falloir un très bon avocat. Ou bien… Ou bien je fuis le pays, je me cache à l’autre bout du monde, je change de prénom et j’élève des moutons. Ou bien des vaches ? Enfin peu importe, je me casse au plus vite avant qu’on me soupçonne de quoi que ce soit !

Sans réfléchir plus que ça, j’enfile mes pantoufles, mon peignoir et je sors mon sac de voyage de sous le lit. J’y fourre des sous-vêtements, du déodorant, mon ordinateur portable… Quand soudain, zzz zzz, mon téléphone vibre sur ma table de nuit.

C’est Louve. « Je sais que tu n’es pas parti à cause de ta sœur. Dis-moi la vérité, sinon je ferai encore une nuit blanche à cause de toi, à me demander si c’était mes cheveux mal coiffés, mes jambes potelées ou mon front reluisant qui t’a fait fuir comme ça… ».

La pauvre… Ses cheveux étaient attachés en un chignon sauvage sexy, ses jambes gracieuses me donnaient envie de les croquer. Son front… Je n’avais vu que ses yeux.

Mais je ne peux simplement pas lui expliquer la vérité. « Oh bah écoute, je fouillais dans ton sac, tranquille, quand j’ai aperçu un pistolet. Alors j’ai flippé sa race comme un lapin. » Ça le fait pas trop... Mais en même temps, c’est un moyen de m’assurer qu’elle sache que j’avais foutu comme un con mes empreintes sur l’arme du crime, et qu’elle n’aille pas raconter des salades aux flics.

C’est mieux de perdre un amour potentiel que de perdre une vie en prison. Yes. Je lui explique donc tout par message. Mon côté voyeur, pervers, égoïste, indiscret. Moi un indiscret ? Oui madame, veuillez excuser mon comportement malhonnête. Veuillez ne pas me faire pourrir en taule.

Alors, elle répond par un smiley qui éclate de rire… D’un coup ça me fout une de ces angoisses, ce smiley psychopathe ! Mais heureusement, elle enchaine rapidement : « je comprends mieux ta pâleur et cette odeur de transpiration… Pardonne-moi, ce n’était ni une arme pour te tuer ni pour t’accuser d’un meurtre. C’est mon père qui l’a glissée dans mon sac pour que je puisse me protéger. Il est un peu dingue, faut pas lui en vouloir… Enfin je te jure que moi je lui en veux ! Par contre, on va attendre au moins quelques mois avant que tu le rencontres, parce que sinon tu risques de finir en saucisson dans la cave. » Quelques minutes après, le temps que je reprenne mon souffle puis que je le reperde ensuite (quelques mois ? Rencontrer son père ? En saucisson dans la cave ? Mais où va-t-on ?), elle envoie un troisième message : « J’exagère peut-être un poil, je ne voulais pas te faire encore plus peur… Tu me pardonnes ? En échange, je te pardonne, ok ? »

Une maladroite ?

Une romantique ?

Une amoureuse ?

Mon cœur s’emballe pour la centième fois de la journée.


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