Insomnie


 Lucas rouvrit les yeux. Non, décidément, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Demain pourtant, il devait retourner à l’école. La fin du week-end était arrivée trop rapidement, comme d’habitude. Il devait être au moins vingt-trois heures, peut-être même minuit. Il leva les yeux vers les rideaux bleus cachant la fenêtre. L’ombre des câbles électriques, éclairés par le lampadaire, se balançait au rythme du vent. Il revoyait encore sa mère, chaque soir, qui le portait dans ses bras et ouvrait la fenêtre en grand. Le froid s’engouffrait à travers son pyjama et il se mettait à frissonner, alors elle le serrait plus fort contre elle. Et elle lui murmurait :

— Tu vois Lucas, Madame Dupuis, elle dort déjà, et Monsieur et Madame Gérard aussi, ils vont bientôt éteindre leurs lumières.

Souvent, l’air sentait bon. Les fleurs, le feu de bois, le piquant du froid… Tout ça mélangé en une odeur. L’odeur de la nuit, l’odeur du vent sur son pyjama, l’odeur de maman qui lui murmure d’aller au lit comme les voisins et de partir dans ses rêves.

Il dormait bien, à cette époque.

Mais il y a un mois, sa mère s’était éteinte, laissant un grand vide, une obscurité infinie, comme si tous les voisins du monde n’avaient plus jamais rallumés leur lumière après la nuit. Il se sentait seul dans son lit, seul à regarder ce rideau fermé. Et le sommeil ne venait pas.

 

Il y avait bien sa grande sœur, mais elle avait d’autres choses à faire que de l’aider à s’endormir. Son père, lui, ne lui prêtait que peu d’attention, depuis le décès de son épouse. Il avait sombré dans un puits bien plus profond que tout son entourage aurait pu l’imaginer, et tous réunis n’avaient même pas assez de force pour le hisser jusqu’à la surface.

Ses pensées le ramenèrent encore une fois à sa maman. Si douce. Il se rappelait parfaitement d’un instant, répété à de nombreuses reprises, ancré dans sa mémoire comme une plume dans la main, comme une crêpe au chocolat, comme un bisou sur le front.

 

C’était en été, le soir, lorsque le soleil brille encore mais qu’il est très bas sur l’horizon, qu’il nous réchauffe sans nous brûler. Lucas sortait de son lit, incapable de dormir par cette chaleur, et descendait jusqu’au jardin. Pieds nus dans l’herbe, il s’avançait jusqu’à la petite terrasse en carrelage où papa avait installé un grand banc en bois clair. Sa mère, assise dessus, levait alors les yeux de son bouquin et lui offrait un sourire délicat. Sans un mot, Lucas se couchait sur le banc et posait sa tête sur les genoux de sa mère. Elle tentait de terminer sa page, mais Lucas voyait bien qu’elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’elle lisait. Il y avait une autre priorité. Alors, elle posait son roman et frôlait d’une main distraite les cheveux de son petit garçon.

— Qu’est-ce que tu es beau.

Le plus délicatement possible, elle se mettait à inventer une peinture invisible sur son jeune visage, en passant un doigt léger sur sa peau. Il en avait des frissons dans le crâne, tous ses muscles se détendaient, il n’avait plus chaud, il n’avait plus soif, sa tête se vidait. Et le sommeil se propageait en lui tandis qu’elle chantait une berceuse, à moitié tout haut, à moitié tout bas.

Lucas finissait toujours par s’endormir. L’un de ses deux parents le portait à son lit, alors qu’il était entre le rêve et la réalité. Et tout était doux.

 

Une larme s’échappa de son œil. Il devait trouver une solution, au moins pour ce soir. Peut-être pourrait-il tout de même déranger sa sœur, Camille ? Dormait-elle déjà ? Il hésita mais finit par se lever et se diriger vers la chambre voisine. La porte était entrouverte. Il risqua donc d’y jeter un rapide coup d’œil discret. Personne. Sur la pointe des pieds, il descendit l’escalier, sans bruit pour ne pas réveiller son papa dont le ronflement de tonnerre parvenait jusqu’à lui depuis le petit bureau, où il s’était installé un lit de fortune, loin des souvenirs douloureux.

Une lumière tamisée et vacillante venant du salon propageait de drôles d’ombres dans le couloir du hall, comme des fantômes dans la nuit, errant sans but dans la maison triste de la petite famille.

Sa sœur était là, installée sous une couverture patchwork, un livre à la main, devant un feu de cheminée dont les flammes peinaient à se tenir droite par manque de ravitaillement. Le chat sommeillait sur l’accoudoir à côté d’elle, imperturbable.

- Lu’ ? Tu ne dors pas ?

Il secoua la tête et s’assit à côté d’elle sur le canapé.

- T’as pas école, toi, demain ?

Il se contenta de hocher la tête, prenant bien soin de ne pas prononcer un mot, de peur de se mettre à pleurer. Il ne voulait pas pleurer, Camille n’avait sûrement pas envie de le voir triste. Mais elle le regarda dans les yeux, ses yeux qui justement trahissaient tant de peine. Et elle comprit. Elle non plus n’arrivait pas à trouver le sommeil, elle aussi éprouvait beaucoup de difficulté à vaincre ce deuil une bonne fois pour toute.

Elle posa son bouquin et souleva sa couverture, l’invitant ainsi à venir se blottir avec elle au chaud. Il se serra contre sa sœur qui referma autour d’eux cette bulle protectrice et bienveillante. Il se sentit en même temps gêné de cette proximité inhabituelle, et en même temps très soulagé de ne plus être seul.

- Ecoute… murmura-t-elle au bout d’un silence.

Il tendit l’oreille, sans savoir vraiment ce qu’il était censé écouter.

- Tu entends ? Le chat qui ronronne…

Il tordit le cou en sa direction. Effectivement, on aurait dit une machine à laver, mais en plus relaxant. Camille mit sa main sur les paupières de son petit frère :

- Non, ferme les yeux. Ecoute dans ton ventre, est-ce que tu entends le chat qui ronronne dans ton ventre ?

En se concentrant, il put sentir un imperceptible tremblement du canapé que créait le chat en ronronnant de plus belle. Mais la main de Camille sur son visage prit beaucoup plus de place dans son esprit. Il avait toujours été fasciné par les mains de sa sœur, aux doigts de pianiste, si délicats. Il aurait voulu avoir les mêmes qu’elle, longs et fins.

- Et le feu qui crépite…

Elle baissa son bras. Tout en gardant les yeux clos, Lucas reporta son attention sur ces flammes qui dansaient dans l’air, faisant craquer le bois qu’elles léchaient goulument. Il voyait la lumière bouger au-delà de ses paupières, comme des ombres chinoises derrière un drap.

- Qu’est-ce que tu entends d’autre ?

Il n’aurait pas imaginé entendre tant de choses en même temps, mais il put percevoir le ronflement de papa à l’étage ainsi le vent qui soufflait dehors, et qui rentrait en sifflant par dessous la porte du jardin. Il entendait aussi la respiration tranquille de Camille, régulière comme une horloge, si apaisante.

N’ayant soudain plus aucune envie de porter le lourd poids de sa tête sur sa nuque, il la posa sur l’épaule de sa sœur qui, d’un geste lent, se mit à caresser ses cheveux courts. Il n’était pas seul. Tous les voisins dormaient, eux aussi, et se réveilleraient en même temps que lui.

Il s’endormit, plongeant dans un cocon sans mauvais rêves, baigné d’une lumière chaleureuse.

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