Insomnie
— Tu vois Lucas, Madame
Dupuis, elle dort déjà, et Monsieur et Madame Gérard aussi, ils vont bientôt
éteindre leurs lumières.
Souvent, l’air sentait bon. Les
fleurs, le feu de bois, le piquant du froid… Tout ça mélangé en une odeur.
L’odeur de la nuit, l’odeur du vent sur son pyjama, l’odeur de maman qui lui
murmure d’aller au lit comme les voisins et de partir dans ses rêves.
Il dormait bien, à cette époque.
Mais il y a un mois, sa mère
s’était éteinte, laissant un grand vide, une obscurité infinie, comme si tous
les voisins du monde n’avaient plus jamais rallumés leur lumière après la nuit.
Il se sentait seul dans son lit, seul à regarder ce rideau fermé. Et le sommeil
ne venait pas.
Il y avait bien sa grande
sœur, mais elle avait d’autres choses à faire que de l’aider à s’endormir. Son
père, lui, ne lui prêtait que peu d’attention, depuis le décès de son épouse.
Il avait sombré dans un puits bien plus profond que tout son entourage aurait
pu l’imaginer, et tous réunis n’avaient même pas assez de force pour le hisser jusqu’à
la surface.
Ses pensées le ramenèrent encore
une fois à sa maman. Si douce. Il se rappelait parfaitement d’un instant,
répété à de nombreuses reprises, ancré dans sa mémoire comme une plume dans la
main, comme une crêpe au chocolat, comme un bisou sur le front.
C’était en été, le soir,
lorsque le soleil brille encore mais qu’il est très bas sur l’horizon, qu’il
nous réchauffe sans nous brûler. Lucas sortait de son lit, incapable de dormir
par cette chaleur, et descendait jusqu’au jardin. Pieds nus dans l’herbe, il s’avançait
jusqu’à la petite terrasse en carrelage où papa avait installé un grand banc en
bois clair. Sa mère, assise dessus, levait alors les yeux de son bouquin et lui
offrait un sourire délicat. Sans un mot, Lucas se couchait sur le banc et posait
sa tête sur les genoux de sa mère. Elle tentait de terminer sa page, mais Lucas
voyait bien qu’elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’elle lisait. Il y avait
une autre priorité. Alors, elle posait son roman et frôlait d’une main
distraite les cheveux de son petit garçon.
— Qu’est-ce que tu es beau.
Le plus délicatement
possible, elle se mettait à inventer une peinture invisible sur son jeune
visage, en passant un doigt léger sur sa peau. Il en avait des frissons dans le
crâne, tous ses muscles se détendaient, il n’avait plus chaud, il n’avait plus
soif, sa tête se vidait. Et le sommeil se propageait en lui tandis qu’elle
chantait une berceuse, à moitié tout haut, à moitié tout bas.
Lucas finissait toujours par
s’endormir. L’un de ses deux parents le portait à son lit, alors qu’il était
entre le rêve et la réalité. Et tout était doux.
Une larme s’échappa de son
œil. Il devait trouver une solution, au moins pour ce soir. Peut-être
pourrait-il tout de même déranger sa sœur, Camille ? Dormait-elle déjà ? Il hésita mais finit par se lever et se diriger vers la
chambre voisine. La porte était entrouverte. Il risqua donc d’y jeter un
rapide coup d’œil discret. Personne. Sur la pointe des pieds, il descendit
l’escalier, sans bruit pour ne pas réveiller son papa dont le ronflement de
tonnerre parvenait jusqu’à lui depuis le petit bureau, où il s’était installé
un lit de fortune, loin des souvenirs douloureux.
Une lumière tamisée et
vacillante venant du salon propageait de drôles d’ombres dans le couloir du
hall, comme des fantômes dans la nuit, errant sans but dans la maison triste de
la petite famille.
Sa sœur était là, installée
sous une couverture patchwork, un livre à la main, devant un feu de cheminée
dont les flammes peinaient à se tenir droite par manque de ravitaillement. Le
chat sommeillait sur l’accoudoir à côté d’elle, imperturbable.
- Lu’ ? Tu ne dors
pas ?
Il secoua la tête et s’assit
à côté d’elle sur le canapé.
- T’as pas école, toi,
demain ?
Il se contenta de hocher la
tête, prenant bien soin de ne pas prononcer un mot, de peur de se mettre à
pleurer. Il ne voulait pas pleurer, Camille n’avait sûrement pas envie de le
voir triste. Mais elle le regarda dans les yeux, ses yeux qui justement
trahissaient tant de peine. Et elle comprit. Elle non plus n’arrivait pas à
trouver le sommeil, elle aussi éprouvait beaucoup de difficulté à vaincre ce
deuil une bonne fois pour toute.
Elle posa son bouquin et
souleva sa couverture, l’invitant ainsi à venir se blottir avec elle au chaud.
Il se serra contre sa sœur qui referma autour d’eux cette bulle protectrice et
bienveillante. Il se sentit en même temps gêné de cette proximité inhabituelle,
et en même temps très soulagé de ne plus être seul.
- Ecoute… murmura-t-elle au
bout d’un silence.
Il tendit l’oreille, sans
savoir vraiment ce qu’il était censé écouter.
- Tu entends ? Le chat
qui ronronne…
Il tordit le cou en sa
direction. Effectivement, on aurait dit une machine à laver, mais en plus
relaxant. Camille mit sa main sur les paupières de son petit frère :
- Non, ferme les yeux.
Ecoute dans ton ventre, est-ce que tu entends le chat qui ronronne dans ton
ventre ?
En se concentrant, il put
sentir un imperceptible tremblement du canapé que créait le chat en ronronnant
de plus belle. Mais la main de Camille sur son visage prit beaucoup plus de
place dans son esprit. Il avait toujours été fasciné par les mains de sa sœur,
aux doigts de pianiste, si délicats. Il aurait voulu avoir les mêmes qu’elle,
longs et fins.
- Et le feu qui crépite…
Elle baissa son bras. Tout
en gardant les yeux clos, Lucas reporta son attention sur ces flammes qui
dansaient dans l’air, faisant craquer le bois qu’elles léchaient goulument. Il
voyait la lumière bouger au-delà de ses paupières, comme des ombres chinoises
derrière un drap.
- Qu’est-ce que tu entends
d’autre ?
Il n’aurait pas imaginé
entendre tant de choses en même temps, mais il put percevoir le ronflement de
papa à l’étage ainsi le vent qui soufflait dehors, et qui rentrait en sifflant
par dessous la porte du jardin. Il entendait aussi la respiration tranquille de
Camille, régulière comme une horloge, si apaisante.
N’ayant soudain plus aucune
envie de porter le lourd poids de sa tête sur sa nuque, il la posa sur l’épaule
de sa sœur qui, d’un geste lent, se mit à caresser ses cheveux courts. Il
n’était pas seul. Tous les voisins dormaient, eux aussi, et se réveilleraient
en même temps que lui.
Il s’endormit, plongeant
dans un cocon sans mauvais rêves, baigné d’une lumière chaleureuse.
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