Traverser la rue


Je marchais tranquilos vers l'arrêt de bus, comme chaque lundi matin. Tu vois, ce foutu lundi matin… Les yeux encore gonflés, les mains glacées réfugiées dans les poches, la goutte au nez, et tout le bazar qui pèse sur mes épaules. Il y avait une fine pluie bien désagréable, celle qui donne l'impression qu'on te postillonne sans arrêt dessus, tu vois laquelle ? Bon, donc mon humeur, tu l'imagines bien, elle était au niveau de mes pieds, là où la semelle rencontre la merde du chien de ta voisine. La seule chose qui me réjouissait de ma journée, bah c'était simplement la canette de coca que je comptais m'acheter à dix heures et le pique-nique que je m'étais préparé avant de quitter la maison. Ce saucisson ! Ma mère ne l'achète pas souvent mais qu'il est bon !


Bref. Je marchais donc dans ce décor à vomir, lorsque j’ai entendu mon prénom. J’ai relevé la tête et j’ai aperçu de l'autre côté de la rue une fille que je ne connaissais pas. Je te jure, je ne voyais pas qui c'était du tout ! Et pourtant elle connaissait mon prénom. Moi je n’avais pas envie de causer, avec mon moral dans la merde et tout... En plus je voyais déjà le truc venir hein. "Bah Sylvain, tu me reconnais pas ? Bah si c'est moi, patati, mais si on s'est croisé là-bas, patata. Bah je suis vexée, m'enfin pour qui tu te prends, je suis invisible pour toi... Blablabla". Alors, ce que j'ai fait, c'est que j'ai vite rabaissé ma tête sans trop réfléchir, sans me dire que ça risquait de faire encore plus louche, et j'ai continué à avancer tout droit. Là elle a encore répété mon nom, un peu plus fort en plus. Ah, elle ne me lâchait pas, la fille, ça en devenait pénible. Cette fois je ne pouvais plus l'ignorer, j’suis quand même pas fou. J'ai laissé nos regards se croiser. Elle souriait pas du tout, elle fronçait même les sourcils... Je dois dire que ça m'a un peu foutu les jetons. Je me disais déjà "m'enfin qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce qu'elle me veut ?" et tout ça.

 

Elle ne bougeait pas d’un poil, elle continuait à me fixer avec ses yeux assassins. Je ne savais pas si je devais traverser la rue pour aller lui causer... Ça m'énervait pas mal de ne pas savoir quoi faire. Je me disais que je devais avoir l'air con à rester planté là comme un poteau, en plus. Alors je me suis décidé, j'ai gueulé "oui, c'est moi". Après, c'est comme si ma voix avait résonné dans ma tête, ça m'a paru d’un coup la pire phrase du monde à dire. Je pense bien que j'ai rougi, d'ailleurs.

Elle a répondu "je sais", en criant aussi, pour passer au dessus du bruit de la circulation. Bon, faut avouer que sa réponse n'était pas très brillante non plus, de mon point de vue en tout cas. Ça a foutu mon humeur encore plus basse qu'elle ne l'était déjà. Enterrée, je te dis !

J’ai lâché « et alors ? », en montant les bras au ciel. Je me sentais constamment paumé, et j’avais froid en plus. C’était trop long. Moi j’suis pas du matin, sérieux !

Elle a dit « on doit parler, Sylvain ». J’ai pensé « ça y est, elle va m’annoncer que j’étais trop bourré pour me souvenir d’elle et qu’elle m’a refilé le sida, tu vas voir ».

J’ai réfléchi quelques secondes, enfin j’ai fait semblant, parce qu’en vrai je faisais que de l’insulter intérieurement.

 

Au final, je me suis enfin décidé à traverser la rue, une fois qu’il n’y avait plus de voiture dans le chemin. Quand je me suis retrouvé à 50 centimètres d’elle, elle a lâché « bon, je sais que tu ne me connais pas… ». Déjà là, j’ai eu un de ces soulagements, tu peux pas savoir ! Elle a continué « mais c’est ta mère qui m’a parlé de toi. Elle m’a dit que tu saurais m’aider. » J’ai hoché la tête, ne sachant pas quoi ajouter. De toutes manières, moi je sais jamais quoi dire dans les conversations. Bah c’est rien, qu’elle fasse un monologue tiens, ça lui fera les pieds !

« Je suis nouvelle dans ton école et je dois rattraper les premières semaines de cours… ». Quand elle m’a dit ça, je me suis fait la réflexion qu’elle ne demandait pas de l’aide au plus studieux des gars… C’était pas très malin… Et c’est ma mère qui lui avait conseillé de me causer ? Je ne comprenais plus rien.

« Est-ce que tu voudrais bien me donner un coup de main ? Qu’on se retrouve quelques fois après les cours pour bosser ou quoi ? »

D’abord j’ai rougi, parce que je rougis toujours quand une fille me propose un truc. Mais après j’ai accepté, je sais pas bien pourquoi, parce que mon aide serait aussi utile qu’un sac troué, qu’on se le dise. Mais elle était pas laide, de près, la fille. Pourquoi ne pas faire connaissance de cette manière… Belle opportunité, merci maman.


Puis je me suis demandé pourquoi elle avait l’air fâchée avant que je traverse la rue… Et bizarrement, je lui ai demandé en vrai, c’est sorti en mots de mon esprit, je te jure. Elle a répondu avec un sourire timide « je suis pas trop d’humeur le matin. Surtout le lundi. » Là, tu penses bien, je me suis dit "heureusement que je l’ai traversée, cette rue".

Commentaires

Flo' a dit…
Contente que tu aimes ! :D
Simon Concon a dit…
Cette histoire est géniale ! Super bien racontée et quel beau dialogue.
Flo' a dit…
Merci beaucoup, ça fait plaisir !